Des considérations d’ordres divers, dont toute préoccupation métaphysique était absente, m’ont déterminé à entreprendre cette publication. De telles considérations sont peu courantes dans l’introduction à une édition critique. J’espère qu’après les avoir lues, on me les pardonnera.

Jamais, à ma connaissance, on n’a tenté d’écrire l’histoire de la sensibilité humaine, celle de l’amour au sens le plus élevé, de la peur, de la pitié, de la charité et de leurs contraires, l’insensibilité, la haine, le courage, la cruauté et l’égoïsme.

Est-ce parce que le gouffre séparant la bonté, la beauté et la joie de la méchanceté, de l’horreur et de la tristesse est si profond qu’il est bien difficile de l’explorer en restant impassible ? Ou est-ce que l’homme change si peu qu’il est vain de chercher dans son comportement et ses émotions un progrès ou même un changement ?

La souffrance et la mort ont-elles gardé le même horrible visage ? Assurément non. La perte d’un être cher est toujours ressentie avec la même douleur mais, depuis deux ou trois générations, le spectacle de la souffrance et de la mort a changé. La médecine et la chirurgie savent aujourd’hui atténuer la première et retarder l’heure de la seconde, même si des maladies inouïes, des inventions diaboliques et des vices nouveaux sont venus nous rappeler la précarité de notre condition. Surtout, des remèdes inconnus de nos parents ou de nos grands-parents viennent adoucir les derniers moments de la vie. Il n’est pas jusqu’à l’apparat des funérailles qui n’ait à peu près disparu. Croyants et incroyants voient toujours venir la mort avec la même angoisse mais sans cette horreur charnelle et ces visions effroyables qui s’imposaient à nos aïeux.

Autrefois, la vieillesse et la décrépitude qui l’accompagne n’étaient pas des phénomènes courants. Du reste, les textes que nous publions en témoignent. Au contraire, le dénuement, dont nos textes ne soufflement mot, était d’une grande banalité et la mort des enfants l’était tout autant. On ne peut nier les immenses changements intervenus en ces matières depuis moins d’un siècle.

Il ne faut pourtant pas s’y tromper, il ne s’agit que de progrès de la société. Tout porte à croire que les individus ne sont, statistiquement, ni meilleurs ni pires qu’autrefois. Certes, la société supprime certaines tentations, mais elle en crée d’autres.

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Une autre considération, d’un ordre tout différent, m’a engagé dans le long travail qu’est une édition de l’Ars moriendi et de ses traductions françaises. C’est, tout simplement, qu’une telle édition sera la première. Bien des érudits ont jusqu’ici étudié cette œuvre d’un genre très particulier. Certains l’ont fait avec un soin et une intelligence auxquels il faut rendre hommage. D’autres y ont mis davantage, une sympathie clairvoyante, une capacité de se transporter dans un temps où la vie était régie par des lois psychologiques et morales différentes de celles d’aujourd’hui. Il est probable pourtant que beaucoup d’entre eux n’ont eu de l’Ars moriendi qu’une vue partielle, celle que donne la lecture de deux ou trois manuscrits ou incunables. Certains ― et comment leur donner tort ! ― n’ont admiré et étudié que les gravures étonnantes dont sont ornées les éditions xylographiques sans se pencher sur les textes. La présente édition, même sans les gravures, comblera donc un vide.[1]

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Il faut bien que je vous parle d’abord de moi ― mais ce sera très brièvement, rassurez-vous ― pour expliquer le choix d’un sujet dont on conviendra qu’il n’est pas particulièrement banal. Je suis né en 1911 dans une famille pauvre, sans être misérable, implantée depuis au moins quatre générations dans une coron de mineurs du Borinage. À cette époque, mon père, cordonnier, gagnait cinq francs par jour et il se tuait littéralement au travail, le soir et une partie de la nuit, pour arrondir son maigre salaire et nourrir ses quatre enfants. Mes parents pratiquaient une morale rigide et s’efforçaient, avec des résultats instables, de nous les faire respecter.

On ne peut pas arriver à un âge avancé sans avoir constaté et s’être étonné que l’intelligence, le caractère, la moralité et la sensibilité sont des particularités indépendantes l’une de l’autre dans une très large mesure. On peut être intelligent et immoral, dépourvu de caractère et d’une grande sensibilité, sensible et inintelligent. Et l’inverse peut être vrai. Il faudrait pour chaque individu, pouvoir faire la part de l’hérédité, de l’éducation, du milieu social, des événements qui ont marqué chacun de nous, de l’histoire de chaque groupe humain grand ou petit. Des moralistes se sont efforcés de peindre des tableaux, forcément généraux et non moins forcément incomplets, de Marc-Aurèle à […] en passant par La Bruyère et […][2]. Avec un succès bien plus grand, des romanciers ont présenté des personnages qui avaient toutes les apparences de la vie dans sa complexité. La liste en est longue, depuis le Trimalcion de Pétrone, jusqu’aux Rougon-Macquart de Zola, à la Bovary de Flaubert, au Jean-Christophe de Jules Romains et au Jean Barrois de Roger-Martin du Gard.

L’histoire des sciences et de la philosophie, donc l’histoire de l’intelligence, a été, à l’époque moderne, surtout, l’objet d’innombrables travaux. Mêlée à l’histoire économique, à l’histoire des techniques et à celle des divers progrès du génie humain, l’histoire des peuples, celle des historiens, n’a cessé de progresser. Enchevêtrée avec les précédentes et avec l’histoire des religions, l’histoire de la moralité n’a guère été envisagée jusqu’à présent que comme un aspect de l’histoire de la morale, alors que la morale et la moralité diffèrent entre elles comme la théorie et la pratique.

Jamais, il me semble, on n’a tenté d’écrire l’histoire de la sensibilité. Autant que je sache, personne ne s’en est soucié, parce que personne, peut-être, n’a cru la tentative réalisable.

Mais avant d’aller plus loin il est nécessaire de définir la sensibilité. Telle que je l’entends, c’est d’abord la capacité d’éprouver devant la douleur physique ou morale de quelqu’un une souffrance qui en est comme le reflet. Mais, ainsi conçue, la sensibilité n’est encore que de la sympathie au sens étymologique de ce mot, συνπαθεια ‘souffrance avec (quelqu’un)’. Elle ne se confond pas non plus avec la compassion, ce mot n’étant, étymologiquement, que le synonyme parfait de sympathie, puisque le latin compassio, dont il sort, signifie lui aussi ‘souffrance avec (quelqu’un)’, même s’il s’est chargé en français d’une nuance de commisération, c’est-à-dire de pitié.

Sympathie, compassion, d’une part, commisération, pitié, de l’autre, voilà des mots qui semblent bien être des quasi-synonymes, même si les deux premiers ont une signification plus « charnelle » et les deux derniers une signification plus « morale ». Question de système nerveux, d’un côté. Question de cœur, de l’autre.

Dans la sensibilité, entrent en jeu des éléments qui ne sont pas seulement charnels ou moraux mais encore intellectuels. La sensibilité, consciemment ou non, avec une intelligence plus ou moins aiguë, établit des distinctions et essaie de mesurer des valeurs. Encore n’avons-nous tenu compte, en essayant d’établir la signification du mot sensibilité, que d’une partie de la réalité, car il est bien évident que si l’on dit « il est resté insensible à mes prières, ou à mes arguments », ou encore, « ce thermomètre est d’une grande sensibilité, ou ce pianiste a exécuté tel Nocturne de Chopin avec une grande sensibilité », on ne parle pas tout à fait de la même chose.


[1] À partir de cet endroit, les notes de Pierre Ruelle ne sont plus dactylographiées.

[2] Deux blancs laissés dans les notes manuscrites.