[a i]

|1 Le livre intitulé L’Art de bien mourir

[aii ra]|2 S’ensuit une tres devote meditacion de l’ame qui pense a son departement du corps pour avoir lors secours.

|3 Qui sera mon loyal amy, mon feable secours a mon derrain besoing, a la destroitte heure de mon departement de mon corps ? |4 Qui m’aydera lors ? |5 Qui parlera ou respondra pour moy ? |6 Qui me delivrera quant je seray appellee devant le tres espouentable jugement du Souverain Seigneur, |7 quant les ennemis me environneront de toutes pars et accuseront en maintes guises, |8 quant ilz s’efforceront me traire ou feu d’enfer pardurable, |9 quant ma conscience proprement et mes euvres bailleront tesmoignage contre moy ? |10 Sera ce lors le monde et mes amys charnelz qui me ayderont ? |11 Nennyl voir, mais ilz me laisseront aller a la voye.

|12 Sera ce le corps, a qui je auray tant servy et auquel j’auray [aii rb] baillé toutes ces aises et tous ces plaisirs ? |13 Certes, encores me pourra moins aydier que le monde, |14 car il gerra puant et pourry a terre et viande a vers. |15 Sera ce quelconque plaisance des choses exteriores comme sont honneur, gloire, bruit, puissance, grans estatz, pompes et richesses et plusieurs et diverses manieres de jeux et esbatemens ? |16 Pour certain, non. |17 Ainsois, quant je cuyderay retourner aux portes du corps pour trouver aucunes des plaisances acoustumees et querir les vaines consolacions et louenges du monde. |18 Las ! las ! et plus de cent fois helas ! en ceste destroitte et espouentable heure de la mort, je trouveray les yeulx, les oreilles, le goust de la langue et l’atouchement et toutes les autres parties du corps par lesquelles joye me souloit venir, |19 je les trouveray desja cloz et serréz par la tres forte et horrible serreure de la mort.

|20 Lors, que feray je, lasse, chetive ? |21 Ou me tourneray je ? |22 Qui appeleray je ? |23 Que demanderay je, se a ceste heure, je n’ay aucune ayde, aucun confort et consolacion qui me puisse venir d’ailleurs que du corps ? |24 C’est certain que, se par avant ceste heure je n’ay fait aucuns amys qui ayde et confort me aportent, [aii va] je cherray en moy par desolacion et dessoubz moy par irrevocable damnacion.

|25 Oraison.

|26 Vierge glorieuse, certaine esperance, Refuge singulier des pecheurs, et vous, mon bon ange, et vous, monseigneur saint Pierre apostre, et vous, glorieux dix mille martyrs de grant merite qui souffrites autel martyre comme Jesucrist, Nostre Seigneur, par quoy estes glorieux en paradis, soyéz lors a mon ayde ! |27 Soyéz lors pour me reconforter. |28 Acompaignéz lors celle seulette desolee et la presentéz a destre devant la face du Souverain Juge soubz vostre protection. |29 Dechasséz les chiens d’enfer qui la quierent devorer et mener a perdicion. |30 Faictes luy ouyr ceste sentence amyable : |31 « Vien t’en, bieneureuse. |32 Prens et reçoy le royaulme de mon Pere, qui est apareillé aux bons dés le commencement du monde. »

|33 Division.

|34 Loyaulment, je fremis et tremble et ay horreur par tout moy quant de l’autre sentence me souvient qui sera gettee sur les mauvais : |35 « Departéz vous de moy, mauldite. |36 Aléz en damnacion et feu par[aii vb]durable. » |37 Las, comme dure departie de souverain bien en souverain mal, de toute felicité en toute misere, de pardurable paix en eternelle et abominable confusion. |38 O ire de Dieu, o sentence importable, ne cheéz point sur moy, |39 car en moy n’a point force qui me puist soustenir. |40 Batéz moy et punisséz moy en ceste vie selon vostre misericorde, |41 affin que ne me laisséz choir en ceste court de justice qui tant est horrigle et cruelle pour les pecheurs qui la recepvront leur jugement. |42 Esveille toy, esveille toy, miserable creature. |43 Escoute a oreilles tendues le tonnoirre de ceste sentence. |44 Regarde a yeulx ouvers la façon de ce jugement. |45 Trop yes endormie, trop sourde et aveuglee se tu n’aparçois ou sens tel orage, telle misere et si aygre punition |46 et aussi se tu ne les ressongnes et fuys de toute ta puissance et que tu fremisses et trembles, en ce pensant, plus que la feuille du pouplier. |47 N’est pas icy fable ne mocquerie. |48 Se tu es crestienne et, ouy, se Dieu plaist, tu fuys toute douleur, toute durté et toute corporelle affliction. |49 Et, en toute manieres, par fas et par nefas, a tort et a travers, quiers toutes tes aises et consolacions que [aiii ra] peulx pourchasser a ce meschant corps, et encor n’as tu point suffisance. |50 Helas ! et se tu ne peulx souvent reposer en ung mol lit et en chambre paree et fleurant, |51 se tu ne peulx soustenir une petite heure ung peu de fievre qui te fait tant matte et batue, tant languissant et impaciente, |52 se tu ne peulx souffrir une parole dicte de toy de travers ou contre toy, |53 se tu ne peulx veoir autrui en plus grant honneur, bruit et avancement que toy |54 et, a brief tout conclurre, si, en ce monde, tu ne veulx avoir si non toutes choses doulces, plaisantes et delectables, |55 dy moy, je te prie, quelle sera ta force pour soustenir les griefz tourmens d’enfer, pour veoir sans cesser les ennemis ? |56 Comment pourras tu ouÿr leurs vilenies, leurs opprobres, leurs reproches et mocqueries |57 quant ilz te reprocheront le temps que tu as perdu qui t’estoit donné a faire penitence et a acquerir le royaulme du ciel ? |58 Et, pour ce que ne le as pas bien employé, seras chassee hors de la compagnie de ton Dieu et reprouvee de lui et de tous les benois saincts. |59 O, comme est la penitence de ce monde legiere et le contennement des plaisirs [aiii rb] et aises du corps facile et aisié en la comparacion de telz tourmens, non pas telz mais plus horribles qu’on ne pourroit reciter ! |60 Lesquelz Toutes fois il te conviendra soustenir se, a ton partement de ce monde, tu es trouvé en peché mortel. |61 Si te prie, mon ame, que tu ayes pitié de toy mesme, |62 car vraie est la sentence de Nostre Saulveur Jesucrist en l’Evangeliste ou il dit : |63 « Il est, dist il, plus legiere chose de passer ung chamel, qui est une terrible et grant beste, par le trou d’une eguille que le riche entrer en paradis. » |64 Et, pour ce, il mesmes en l’Evangeliste dit autre part en ceste maniere : |65 « Mauldis soyéz vous, o vous, riches du monde, qui cy avéz voz consolacions, |66 car, aprés, pardurablement vous ploureréz. »

|67 Division.

|68 O mon ame, prens icy garde et aies pitié de ta peau et ne soies pas, je te prie, come ceulx desquelz dit le proverbe commun : |69 « Ung fol ne croit jusques il prent. » |70 Telz furent les gendres de Loth, ausquelz Loth dist, la nuyt du fondement des cinq citéz, qu’ilz se partissent ou autrement ilz periroient. |71 Riens n’en firent, |72 car ilz cuydoyent [aiii va] que Loth se moquast. |73 Sy furent perdus avecques les aultres. |74 Ainsi fut de ceulx ausquelz Noé preschoit en faisant l’arche, voire mesmement ceulx l’aydoient a faire, |75 car tant differerent et delayerent eulx amender et convertir a Dieu que subitement l’yre de Dieu vint et tous perirent.

|76 Ne attens, mon ame, a te pourvoir contre le peril de damnacion jusques ad ce que tu y soies embatue. |77 Fais que tu soyes preste avant l’heure de ton departement, |78 car fol est qui avant l’heure ne se pourvoye. |79 Tu as tant leu d’escriptures et plusieurs personnes as veü et de plusieurs as oÿ, de roys, de princes, seigneurs et dames, |80 jeunes comme tu es, riches, pompeux, saiges, ayans bruyt autant et, par adventure, plus que tu n’as. |81 Lesquelz, neantmoins, la mort, qui nul ne espargne, a prins a l’heure que, par adventure, moins y pensoyent. |82 Soyes saige, mon ame, et avant l’heure te pourvoye.

|83 Oste tellement tout peché mortel de ta compaignie, tant comme tu le peulx faire, que lors tu ne ayes mestier a le deschasser. |84 Delivre toy des mains des hommes hastivement se point tu y es embatue par deb[aiii vb]tes, par rapines, par fraudes, par larrecins ou tricheries, par envies, par orgueil, par haynes, par rancunes, par malveillances ou aultrement, |85 car, avec tel maulvais vice, jamais ne pourroie estre reconsilliee avec Dieu. |86 Et, pour ce, il te convient premierement laisser et renoncer a tout peché et tout laver par confession vraye tellement que ta conscience ne te remorde |87 et puis te mettre en la misericorde de Dieu tant que il est temps. |88 Reçois le maintenant et fais sa voulenté tandiz qu’il vient a toy comme Pere, come bienfaicteur, prest de te donner pardon et grace. |89 Et ne attens pas qu’il viengne a toy comme juge tres rigoureux et Dieu de vengeance, |90 car lors n’y aura point de remede ne de respit.

|91 O mon ame, se tu te sens en tel estat ou quel tu n’oseroye mourir ne partir du corps, pourquoy ne te y metz tu avant huy que demain ? |92 Car tu ne scéz se tu auras point de demain. |93 Et se aujourd’uy ceste chose t’est forte, encore te sera elle demain plus forte. |94 Souvent advient que qui ne veult quant il peult quant il vouldroit il peult. |95 Dieu te donne espace de te amender. |96 Se tu en abuses et en fais pis, quelle esperance [aiiii ra] ou quelle seureté qu’il te doyve donner ung autre temps pour te repentir ? |97 Se tu l’oublie maintenant, garde qu’il ne te oublie a ton besoing. |98 Se tu te fies en ta jeunesse, disant que, quant tu seras vieil, tu feras penitence, o folle esperance ! tant tu en as deceü et decepvras encores ! |99 As tu lettre de vivre jusques en vieillesse ? |100 Et, certes, quant ainsi seroit, souvent advient que plus vit l’aignel et pis vault la pel. |101 Regarde quantes personnes ont eu celle folle esperance qui sont mors jeunes sans avoir condigne penitence ! |102 Tu n’as doncques, o mon ame, autre remede fors que hastivement et sans delay tu faces ta paix en Dieu par vraye et entiere repentance en toy punissant et faisant justice de toy mesmes, |103 car, se nous nous jugeons nous mesmes, Dieu ne nous jugera point. |104 Se tu n’as honte de avoir forfait tant de fois contre ung tel Pere et bienfacteur, ayes doubte et paour d’encourir sa puissance, sa justice, sa force et sa dominacion. |105 Humilie toy tousjours devant sa presence |106 et, a basse chiere et face esplouree, demande lui tousjours pardon. |107 Regarde quelle paour les sainctz avoyent [aiiii rb] des jugemens de Dieu tant secretz et merveilleux, qui toutes fois avoyent si purement et si sainctement vescu. |108 Et toy, qui, depuis que tu as aage de congnoissance, a grant peine as esté ung jour –non, demy – sans peché, voire, et quelz pechéz ! et comme grans et abominable ! |109 Juge par ce, mon ame, quelle penitence tu dois faire, |110 car ce est verité que, au jour du Jugement, il te fauldra rendre compte de tes fais et tes dictz et mesmes de chascune parolle oyseuse.

[aiiii va] |111 Combien que tousjours penser a la mort ne soit pas utille, comme dit le poete Chaton, qui dit : |112 Linque metum leti, et cetera. |113 « Mon filz, dit Chaton, laisse et postpose la crainte de la mort, |114 car qui a elle tousjours penseroit jamais au monde bien n’auroit. » |115 Toutes fois est il utille d’y penser et mesmes necessaire pour le salut de l’ame, |116 car au devant que nostre ame puisse estre beatifiee fault il qu’elle soit separee du corps et que mort, qui a tous [aiiii vb] est commune, ayt fait son execucion sur l’homme ou sur la femme. |117 Par quoy plusieurs docteurs contemplatiz, considerans le mistere des crestiens et ce que l’eglise catholique chante le mescredy des Cendres, |118 la ou tous vrais catholiques doyvent aller a l’eglise pour recepvoir les cendres que le prestre baille et, en les baillant, dit : |119 Memento homo quia cinis es et in cinerem reverteris |120 « Remembre toy, homme, que tu es faict de cendre et que tu retourneras en cendre », |121 ont compillé plusieurs traitéz de contemplacion jouxte les consideracions de la mort |122 et specialement ung du quel je ignore le nom, mais ay trouvé son livre intitulé Ars moriendi, commençant

|123 Quanvis secundum Philozophum tercio Ethicorum omnium terribilium, et cetera.

|124 Cestuy livre j’ay regardé et, considerant que a toutes gens de bien il est utille et convenable, |125 pour ce que tous ne entendent pas complectement le latin l’ay voulu translater de latin en françois au mieulx que j’ay peu, |126 affin que tous bons crestiens y puissent recreer leur entende[av ra]ment, |127 car c’est une des choses du monde qui plus incite la creature au salut de son ame que la cogitacion de la mort. |128 Et, pour ceste cause que l’ennemy d’enfer sur tout nous le veult empeschier par une folle esperance que nous avons de trop longuement vivre, |129 si supply a tous les lecteurs de cestui livre que ma presente exposicion veullent supporter, corigier et amender se aucune faulte y a et excuser la petite capacité de moy |130 si les auctoritéz theologales lesquelles ou livre je treuve ne sont pas si suffisantement exposees qu’il appartient.


1 Variante de W : mq.
2 Variante de W : avoir alors – Note : Une illustration occupe les deux tiers de la colonne sur une hauteur de douze lignes.
7 Variante de W : guises et manieres (quant)
8 Variante de W : traire et maner ou
10 Variante de W : nenny vraiement mais
15 Leçons de l’incunable V non conservées : et richesres et – Variante de W : et (aprés pompes) mq.
17 Variante de W : aucune
20 Variante de W : me trouveray je
33 Leçon non conservée : et ouyl se
40 Variante de W : p. moy a ceste
46 Variante de W : ressonnes
56 Variante de W : reproches leurs mocqueries et injures (quant)
61 Variante de W : en l’Evangliste
63 Note : Matthieu, 19, 24
64 Leçon non conservée : evangliste – Variante de W : qui sy avez
65 Note : Luc, 6, 24
69 Note : Jean Gerson, De Mendicitate spirituali
70 Variante de W : que loch (aprés que)
74 Variante de W : fut que ceulx de Noé
75 Variante de W : delayerent a eulx
76 Variante de W : embatue et tombee Fay
80 Leçon non conservée : (dames) jeune comme
96 Variante de W : fais de pis
106 Variante de W : chiere et a face
111 Note : Une illustration occupe toute la largeur de la colonne et la moitié supérieure de la hauteur. En lisière de la marge extérieure de la moitié inférieure, un bandeau floral  occupe un cinquième de la largeur de la colonne.
113 Note : Disticha Catonis, Liber secundus, praefatio, 3
119 Note : Genèse, 3, 19
123 Note : Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 7