|131 Cy commence le livre intitulé L’Art de mourir.

[av rb] |132 Quanvis secundum Philozophum, et cetera. |133 Selon que dit le Philozophe ou tiers livre de Ethiques en parlant des choses terribles et espouentables qui au monde peullent advenir, |134 « le plus terrible cas qui puisse advenir a l’home est la mort, |135 car la mort est abolicion de tous biens ». |136 Et pour tant dit il ou Livre du desprisement du monde : |137 Mors resecat, et cetera |138 « La mort trenche et abat grans, petis, jeunes, vielz, povres, riches, roys, ducs, contes, princes, barons, chevalliers, dames, damoiselles et generalement toutes choses que nature a creés.’ |139 Pour tant est elle bien terrible. |140 Laquelle chose bien pouons clerement congnoistre si nous regardons aux fais de Alexandre le Grant, qui, par armes et force corporelle, fut dit avoir conquesté la monarchie du monde et sur tout dominer |141 si que jamais ennemy, tant fort fust, ne trouva qui le peust supperer. |142 Et toutes fois, mort sans fer ne armures le suppera et le mist si bas que toute la puissance que il avoit ne le peult preserver ne garder.

|143 Et pour tant, bien vray, dit le Philozophe, que, |144 « de toutes les [av va] choses terribles qui sont au monde, la mort est le plus. » |145 Par quoy elle est bien a doubter. |146 Et n’est pas de merveilles si les saiges gens contemplatifz la doubtent, |147 car c’est ung voyage incongneu du quel l’un amy ne peult venir dire ou mander nouvelles a l’autre. |148 Pour tant est ce que les grans et saiges gens la doubtent et different a le passer le plus qu’ilz peuent. |149 Si que, quant ilz sentent l’un des messaigiers de elle, comme fievres, alteracions et autres malladies qui pourroyent estre inductives de mort, ilz vont soubdainement au remede pour avoir medecines respitantes pour prolongier leur vie, |150 pour tant qu’ilz sçaivent bien que la mort est la plus terrible chose et la plus abominable qui puisse advenir. |151 Et ce dit le Philozophe en parlant de la mort naturelle qui est separacion du corps et de l’ame, |152 mais, oultre ceste mort corporelle qui tant est cruelle et terrible, disent les docteurs contemplatifz de nostre foy qu’il est une autre mort, nommee la mort de l’ame, |153 qui sans comparaison est plus terrible et plus abominable que la mort corporelle. |154 Ce que appreuve [av vb] monseigneur saint Augustin, disant : |155Majus est damnum in ammisione unius anime quam mille corporum. |156 Dit monseigneur saint Augustin : |157 « Plus grant est le dommage d’une ame qui est perdue et morte par damnacion qu’il n’est de la mort de mille corps mors de mort corporelle et par abolicion. » |158 Ce dit aussi monseigneur saint Bernard : |159Totus iste mundus ad unius anime precium estimari non poteste, |160 c’est a dire que « Tout ce monde, tant plain de richesse qu’il soit, n’est digne de estre estimé par aucune estimacion au pris d’une seule ame. » |161 Voulant dire que une seule ame creé a la semblance de Dieu est plus noble et plus digne que tout le monde, |162 par quoy la mort et perdicion d’icelle est plus terrible et plus merveilleuse que la perdicion de tout le monde. |163 Et pour ceste cause dit le docteur contemplatif qui ce present livre a composé : |164Cum ergo anima tante preciositatis existat, et cetera. |165 « Comme ainsi soit doncques que l’ame soit de si grande valleur et dignité » |166 que la perdicion d’elle est plus grande que la perdicion de tout le monde, la mort de elle est bien a doubter, [avi ra] |167 la quelle a toute heure procure le faulx ennemy d’enfer voulant traire a damnacion perpetuelle tous les humains avecques luy. |168 Et specialement les plus grans infestacions de tentacion que il donne a la creature, |169 c’est a l’heure de la mort corporelle |170 et quant il voit que le pacient est debilité de maladie et que, par la vehemence de la douleur que il sent, son entendement se perturbe, |171 esperant tousjours celluy faulx ennemy par sa mauldicte admonicion faire mourir l’ame avecques le corps. |172 Par quoy il est bien de necessité que tout homme saige ayt, en l’extreme maladie et a l’heure qu’il fauldra que mort separe le corps et l’ame, |173 que il ayt l’Art de bien mourir, du quel le present livre est fait, |174 car, ainsi comme dit monseigneur saint Gregoire : |175Valde se sollicitat in bono opere qui semper cogitat de extremo fine |176 « Assez se sollicite et met son estudie en bonne operacion qui tousjours pense a la derniere fin. » |177 Pourtant que sy bien y pensons et que nous prevoyons en nostre pensee icelle fin, nous porterons plus facilement les douleurs qu’il y fault souffrir, |178 jouxte ce qui est escript : |179Fuavi rb]tura si presciantur levius tolerantur |180 « Si les choses ad venir sont preveues et congneues, ilz en sont plus aysees a souffrir. »

|181 Sed, heu ! rarissime.

|182 Mais, dit l’acteur, par contemplative admiracion considerant la preparacion que tous saiges crestiens doivent faire a ceste extreme fin, |183 helas, aucuns sont qui moult a tart se disposent a ceste derniere fin, cuydans et estimans, par l’instinct du dyable d’enfer dont ilz sont aveugléz, que jamais sy tost ne doyvent mourir, |184 si que plusieurs, par telle vaine et indeue esperance, sont mors meschantement et indisposéz de leur conscience. |185 Et, pour tant, aux mallades de quelque malladie doubteuse que ce soit, on ne doit donner esperance de trop facilement retourner a santé, |186 mais plus tost lui fault donner advertissement de la mort affin qu’il dispose de l’ame et qu’elle ne puisse pas mourir en peché mortel, |187 car, ainsi que dit le Chancelier de Paris, |188 Sepe, per talem falsam consolationem et fictam sanitatis confidentiam, certam incurrit homo damnacionem avi va] |189 « Souvent, par la grande consolacion que les medecins donnent au malade, par une folle confidence qu’il a de recouvrer sa santé corporelle, il est negligent de disposer de son ame et encourt damnacion eternelle. » |190 Pourtant doivent tous medecins sages et prudens devant toutes choses induyre leurs paciens a ce qui est necessaire pour le salut de l’ame.


131 Variante de W : de bien mourir
132 Note : Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 7
134 Note : Augustin, De civitate Dei contra paganos, VIII
137 Variante de W : grans et petis ; dames et damoiselles – Note : Bernard de Clairvaux, Meditationies devotissimae, III (De dignitate anima)
144 Note : Aristote, Éthique à Nicomaque, I, VIII
148 Variante de W : a la passer
155 Note : Augustin, De civitate Dei contra paganos, VIII
156 Variante de W : P. est grant le
159 Note : Bernard de Clairvaux, Meditationies devotissimae, III (De dignitate anima)
163 Variante de W : Comme il est ainsi
164 Note : Référence à Bernard de Clairvaux (parfois à Grégoire Ier) non identifiée.
170 Variante de W : ceste derreniere fin
171 Variante de W : admonition de faire
175 Variante de W : la derreniere fin
179 Note : Roger Bacon, Secretum secretorum, 22, 8
181 Variante de W : carissime
188 Note : Jean Gerson, Opera Omnia, I, 449