|256 De desesperance, seconde temptacion.

|257 Quant le dyable d’enfer, en tant comme il a peu tempter, apperçoit que en nulle maniere il n’a rien fait et qu’il n’y a point de effect aux temptacions qu’il a presentees a la creature [b ii r] estante en l’article de la mort et que elle est demouree ferme sans quelque variacion, |258 pourtant, s’il se voit sourmonté et confondu en la temptacion premiere, la quelle a esté de la foy, sy ne se tient il pas a tant, |259 mais incontinent met paine de l’oster de la bonne esperance la quelle il voit avoir a la bonne creature et aussi de la confidence la quelle il congnoit que le mallade met en Dieu, |260 considerant que, ces choses ostees, il pourra abatre le malade et faire trebucher en voie de desesperacion.

|261 Et, adonc, quant il voit que la douleur au malade croist et qu’il est fort tourmenté et passionné, |262 il luy met et adjouxte douleur sur douleur, |263 en luy remettant en memoire et devant les yeulx de son entendement tous ses pechéz |264 en toutes les manieres qu’il peut, comme l’orreur, l’abhominacion, la grandeur et la multitude d’iceulx, |265 affin que, par aucune de ces choses, il le puisse faire cheoir en desesperance.

|266 Et sachent tous, comme dit Innocent, tres venerable docteur, parlant De la Vilité de la condicion humaine, en son tiers livre, |267 que chacun homme, soit bon soit mauvais, verra Nostre Seigneur Jesucrist estendu en croix, devant que son ame ysse de con corps, |268 mais ce sera differentement, car le bon le verra a sa joye et le mauvais le verra a sa douleur, tristresse et confusion |269 affin qu’il ait honte que le fruyt de la passion Jesucrist et redempcion du monde ne luy sera point vaillable pour son remede et pour son salut.

|270 Sy devéz savoir que les pechiéz non confesséz les quelz la creature a commis, faitz et perpetréz en sa vie, le dyable les sçait tous entierement |271 et, adonc, il les luy remet en sa memoire quant il est prest et appareillé de rendre son ame a Dieu, |272 affin qu’il le face cheoir en desespoir et qu’il puisse, par ce, prendre et ravir son ame.

|273 Mais, non obstant, n’est ce pas a dire que nul se doyve desesperer ne mettre hors de son bon propos en nulle maniere queconques, |274 voire supposé qu’il ait commis autant de fois larcin et autant de fois homicide comme il y a de gouttes de eaue en la mer et de grains de pouldre sur la terre.

|275 Et supposé qu’il n’en feist oncques penitance et qu’il n’en fust oncques confessé et, avecques tout ce, a ceste heure en la quelle il se trespasse, il n’en a faicte quelque confession, |276 et non pas seulement de ceulx devant nomméz mais aussi de tous [b ii v] autres innombrables, |277 sans faulte croy fermement que encore n’est ce point que tu te doives desesperer de la misericorde de Dieu, le quel est doulx, begnin et naturellement piteux.

|278 Car saches de certain qu’en tel cas et a telle heure Dieu ne desire fors que tu soyes sauvé, mais que tu en aies contricion et desplaisance : |279 car, selon ce que dit le saint prophete David |280 Cor contritum et humiliatum Deus non despiciet, |281 c’est a dire que « Le cueur contrit et humilié Dieu ne le desprisera point » |282 mais le recevera begninement en sa misericorde.

|283 Et de ce mesmes parle Ezechiel le prophete, disant : |284 Quacumque hora ingemuerit peccator peccatum, salvus erit, |285 c’est a dire que « En quelcunque heure que le pecheur se recordera en contricion de son pechié, il sera saulvé ».

|286 Et, a ce propos, dit le glorieux et devot docteur saint Bernard : |287 Major est Dei pietas quam quevis iniquitas, |288 c’est a dire que « La pitié et misericorde de Dieu est greigneure que ne sçairoit estre quelconque iniquité ».

|289 Et saint Augustin dit aprés : |290 Neminem desperandum est dum est in hac vita, |291 c’est a dire que « Nul qui soit en ce monde, tant soit grant pecheur, ne se doit deffier de la misericorde de Dieu ». |292 Et la cause est bien raisonable, car il dit aprés : |293 Solum desperacionis crimen est quod mederi non potest, |294 c’est a dire qu’« Il n’est pechié, tant soit grant, qui n’ait aucun remede, se n’est le pechié de desesperacion ». |295 Et, aprés encore, saint Augustin dit ainsi : |296 Non nocent mala preterita si non placent, |297 c’est a dire que « Les pechiéz passéz que tu as commis ne te nuyront point se tu en as desplaisir ».

|298 Et, par ces causes, tu dois avoir forte perseverance en la doulceur et benignité de ton doulx et benoit Createur. |299 Mais considere plus fort, qu’il feust ainsi que en tout le monde universellement tu eusses commis tout seul tous les pechiéz qui oncques furent faits et qu’entre toutes les creatures de ce monde, n’eust pecheur que toy, encore, pour telle cause, ne te dois tu pas desesperer.

|300 Et, pareillement, je te dys et il est vray que, se le cas advenoit que tu fusses reputé ou tenu du nombre des dampnéz, encore, quelque chose qu’il en soit, |301 ne te dois tu point desesperer, |302 pour ce que, par desesperance, le tres piteux et souverain Dieu est griefvement offensé |303 et les pechiéz aussi en sont, sans quelque comparaison, plus [b iii r] aggravéz et les paines d’enfer infiniment, sans remission, plus griefves a tourmenter.

|304 Pour ce donc, a toute creature et principallement au malade, on doit donner cause d’avoir confidence en Dieu, quant il est en la bataille de la mort, |305 en luy recordant la disposicion de Dieu pendant en croix, selon l’exhortacion du benoist saint Bernard, disant par doulce et gracieuse exhortacion, ainsi que s’il voulsist demander : |306 Quis non rapietur ad spem et ad confidenciam impetrandam si attenderit in cruce corporis Christi disposicionem ? |307 C’est a dire « Qui sera celuy cueur sy dur, |308 considerant la maniere de la disposicion du corps Jesucrist pendant en la croix, qui ne soit promeu a avoir esperance de sa misericorde ? », ainsi comme s’il voulsist respondre qu’il n’est nul. |309 Et dit aprés : |310 Vide caput inclinatum ad te calutandum, os ad te osculandum, brachia extenta ad te complectendum, |311 manus perforatas ad te largiendum, latus apertum ad te diligendum et tocius corporis extensionem ad se totum tibi impendendum, |312 c’est a dire « O creature de Dieu et ame devote, œuvre les yeulx de ton entendement et regarde le chief de ton Dieu encliné pour te saluer, la bouche abandonnee pour te baiser, |313 les bras estendus pour toy embrachier, les mains perchees pour a toy eslargir et donner, le costé ouvert pour t’aymer et est tout son corps estendu pour soy totallement a toy habandonner ».

|314 Et, pour ces causes donc, nul, en quelque maniere que ce soit, ne se doit desesperer, |315 mais plainement se doit a Dieu confier, |316 car celle vertu est moult louable et plaine de merite devant Dieu, |317 comme saint Pol l’apostre nous exhorte icelle garder songneusement, en disant : |318 Nolite amittere confidenciam vestram que magnam habet remuneracionem.

|319 Pour tant donc, nul, tant soit grant et abhominable pecheur, ne se doit desesperer qu’il n’ait pardon s’il le veult et sçait requerir, |320 car de cecy nous avons tres manifeste exemple de saint Pierre l’apostre, qui renya Jesucrist, |321  et de monseigneur saint Pol, qui estoit sy grant persecuteur de saincte Eglise, et aussi des deux publicans, c’est assavoir saint Mathieu et Zachee, |322 pareillement de Marie Magdalene pecheresse, de la femme apprehendee en adultere, |323 du larron pendant jouxte la croix, |324 de [b iii v] Marie Egipciane |325 et, avec tout ce, de moult d’autres innombrables pecheurs et pecheresses qui tous ont trouvé misericorde en Nostre doulx Sauveur et Redempteur Jesucrist.

|326 Par les quelles choses le dit de la saincte Escripture est confermé, car, aucune fois ou le delit a plus habondé, grace y a superhabondé. |327 Par quoy il appert que la misericorde de Dieu est sur toutes ses œuvres.

|328 Et ces choses suffisent pour la seconde temptacion, qui est desesperance.

|329 De impacience, tierce temptacion.

|330 Voyant de rechief le dyable d’enfer qu’il ne peut venir a son intencion par desesperance, tantost aprés, sans nul relache, il met tout son estudie de mener et esmouvoir la creature contre Dieu par impacience, |331 la quelle est contraire a charité, par la quelle nous sommes tenus aymer Dieu sur toutes choses.

|332 Et, pour ce qu’il sçait que tres grande douleur seuffrent et portent les creatures qui sont au mourir |333 et principallement ceulx qui ne meurent pas de mort naturelle, |334 la quelle vient a tart, ainsi que tu vois et comme experience manifeste te l’enseigne, |335 mais vient souvent par aucun accident comme de fievre et d’apostume ou autre maladie et enfermeté griefve et plaine de tourment, longue et plaine d’ennuy, |336 par la quelle ilz sont contrains a mourir, |337 et, pour ce que aucune fois ilz sont mal disposéz a la mort, |338 plusieurs meurent sans faire accord de leur voulenté a la voulenté de Dieu.

|339 Et, en ceste maniere, la douleur qui leur semble trop grande les rend en leur impacience ainsi comme folz et insenséz, comme on le voit en plusieurs. |340 Par quoy il appert clerement que telz certainement defaillent en vraie charité, |341 selon que nous tesmoigne saint Jerome, qui dit : |342 Si quis cum dolore egritudinem vel mortem suscipit, signum est quod Deum sufficienter non diligit, |343 c’est a dire que « S’aucune reçoit contre sa voulenté mort ou maladie, c’est signe qu’il n’ayme point suffisaument Dieu » |344 ayans le default de charité, par quoy ilz sont faitz impaciens a Dieu, murmurans contre luy.

|345 Ainsi donc est il totalement necessaire a toute personne qui veult bien mourir qu’il ne murmure point, en sa mort [b iiii r] ne devant sa mort, de quelque enfermeté, tant soit plaine de tourment, soit longue ou briefve, |346 car, selon ce que dit saint Gregoire, en ses Moraulx : |347 Justa sunt cuncta que patimur et ideo valde injustum est si de justa passione murmuramus, |348 c’est a dire que « Toutes choses que nous souffrons sont justes » et que « c’est chose moult injuste se nous murmurons de ce qui nous est envoié de Dieu justement ».

|349 Pour ce donc, soions paciens, affin que puissons obtenir la promesse de l’Evangile, disant : |350 In paciencia vestra possidebitis animas vestras, |351 c’est a dire « Vous possideréz vos ames en vostre pacience ». |352 Car sachéz de vray que, ainsi comme l’ame est gardee et possidee par pacience, ainsi elle est perdue et dampnee par murmure et impacience.

|353 Et de cecy nous dit saint Gregoire, en une de ses Omelies : |354 Regnum celorum nullus murmurans accipit, |355 c’est a dire que « Nul qui murmure ne peut avoir le roiaulme du ciel ». |356 Car, ainsi comme dit Albert, venerable docteur, parlant de vraie contricion : |357 Vere contritus ad omnem afflictionem et infirmitatem letanter se offert ut pro offensa Deo satisfacere digne possit, |358 c’est a dire « Le vray contrit et repentant s’offre joyeusement a toute enfermeté et affliction affin qu’il puisse dignement satisfaire a Dieu pour ses offences ».

|359 Donc, de tant plus que chacun malade congnoit sa seulle propre enfermeté mendre ou plus legiere que les pechiéz par les quelz il a offensé Dieu, son benoist Createur, |360 de tant plus, sans nulle comparaison, il doit souffrir plus pacientement les douleurs et passions les quelles il a a endurer |361 et aussi, avec ce, doit considerer que l’enfermeté la quelle il porte et endure devant sa mort luy peut estre, est ou sera pour son expurgatoire s’il prent pacience comme il appartient pour son salut, |362 car selon ce que dit Albert, venerable docteur : |363 Non solum gratitudine indegimus in his que sunt as nostram consolacionem sed eciam in his qui sunt ad nostram afflictionem, |364 c’est a dire que « Nous n’avons pas seulement necessité rendre graces a Dieu des choses les quelles sont a nostre consolation mais aussi des choses les quelles sont a nostre tourment et affliction ».

|365 Pour quoy, a ce propos, saint Gregoire dit : |366 Divina dispensacione agitur ut prolixiori vicio prolixior egritudo adhibeat, |367 c’est a dire qu’« Il est souffert et permis [b iiii v] par dispensacion divine que, ainsi que le vice ou pechié a esté longuement continué, il est bien convenable que longue paine de maladie soit pour le salut adjoustee ». |368 Chacun enferme donc, et principallement celuy qui a a mourir, die avec saint Augustin : |369 Hic seca, hic ure ut in eternum michi parcas, Domine. |370 c’est a dire « O Sire Dieu, trenche et separe mon ame de mon corps a ta voulenté, embrase et brule ton povre meschant des tribulacions de ce monde par telle maniere que tu ne me veulles pas perdre eternellement ». |371 Et, pour ce, dit saint Gregoire : |372 Misericors Dominus, temporalem adhibet severitatem ne in eternum inferat ultionem, |373 c’est a dire que « Plusieurs fois, nostre Saulveur Jesucrist, doulx, begnin et misericors, envoie une petite temporelle tribulacion affin qu’il ne baille point eternellement aucun tourment ou cruciacion ».

|374 Aiant donc mis en ta memoire toutes ces choses, quant il est ainsi que la temptacion bataille encontre charité, sans la quelle nul ne peut estre saulvé, |375 pour telle cause, selon le dit de l’Apostre : |376 Vera caritas paciens est et omnia suffert, |377 c’est a dire que « Vraie charité est tousjours paciente et seuffre toutes choses ». |378 Et dois bien noter et entendre que pour grant cause est mys qu’elle seuffre toutes choses et qu’il est moult a peser et a noter, |379 car il entent et declaire que charité porte toutes choses pacientement, sans rien en excepter.

|380 Pour ce donc et par celle raison, toutes les maladies et enfermetéz sont a estre portees par raison de la pensee, sans murmure et sans nulle difficulté. |381 Et de cecy dit monseigneur saint Augustin : |382 Amanti nichil est difficile seu impossibile, |383 c’est a dire que « A celuy qui ayme nulle chose, tant soit forte a faire ne a porter, ne luy est aucunement difficile ne impossible ».

|384 Et ces choses dessus dites peuent suffire pour le present de la tierce temptacion, qui est de impacience.


262 Note : Lothaire de Segni (Innocent III), De Vilitate condicionis humane, III.
280 Note Psaumes, 34, 20.
284 Note Ézéchiel, 33, 14-16.
287 Note : Bernard de Clairvaux, Sermones in Cantica canticorum, XIII.
290 Note : Augustin, Tractatus in Iohannis evangelium.
293 Note : Jérôme, Epistulae, V, 147 (Ad Sabinianum lapsum)
294 Leçon non conservée : perseverance eu la
296 Note : Augustin, De verbis Domini et apostoli,  XX (renvoie à Mathieu, 24, 19)
306 Note : Référence à Bernard partagée par la plupart des versions latines mais non identifiée.
310 Note : Augustin,  Sermones Ad Fratres In Eremo Commorantes, XXXII.
318 Note : Paul, Épitre aux Hébreux, 10, 35-39.
335 Leçon non conservée : Dans d’apostume, lecture conjecturale des deux premières lettres da, non encrées.
342 Note : Référence à Jérôme (parfois à Jean) partagée par la plupart des versions en latin et en langues vernaculaires mais non identifiée.
347 Note : Grégoire Ier, Moralia in Job, XVIII
350 Note Luc, 21, 19.
354 Note : Grégoire Ier, Homeliae in Evangelia, XIX.
357 Note : Albert le Grand, Enchiridion de virtutibus veris et perfectis, XXXIX, 3 (De contritione)
363 Note : Albert le Grand, Enchiridion de virtutibus veris et perfectis, XXXIX, 3 (De contritione).
366 Note : Grégoire Ier, Homeliae in Evangelia, XIX.
369 Note : Augustin, Enarrationes in Psalmos, XXXIII, II, 20.
372 Note : Grégoire Ier, Epistula ad Marcellum, V.
376 Note : Paul, Première Épitre aux Corinthiens, 13, 4.
378 Leçon non conservée : ne lalmettre par
382 Note Manuel de saint Augustin, XXIV.